Errances

14 février 2023

shaman de la Vallée de Brume, troisième jour

Filed under: - evan — evan @ 12:38


Le jour s’est levé depuis déjà un moment. J’ai repris ma marche après une nuit de
seulement deux heures – je n’arrive plus à dormir depuis mon sommeil éternel. Je ne
voulais pas rester à l’auberge plus longtemps que ça, le serveur parlait bien trop et, même si
j’étais quelque peu heureuse d’être enfin tombée sur quelqu’un, ma solitude et mon voyage
m’appelaient toujours à revenir. Je regarde le soleil: il est bien haut dans le ciel, éclaire tout
d’une vive lumière autour de moi, teinte les roches du paysage de jaune et d’orangé. Je
marche sans réfléchir, une patte devant l’autre, quand soudain je sens tout autour une
présence. Je la vois, à vrai dire, ou bien il me semble la voir, mais l’ombre est vive, rapide,
elle passe du coin de mon œil gauche au coin de mon œil droit en une demie-seconde,
bondissant aux quatre coins de mon champ de vision.
Du silence naissent des rires. Rien à voir avec ceux de l’auberge, la veille, ceux-ci
s’épuisent dans en écho contre les montagnes et me font froid dans le dos. Venant du sol,
un lapin apparaît. Il sourit, d’un sourire absurde qui me dévoile toute ses dents, même la
carie du fond de sa mâchoire, un sourire déchirant d’une oreille à l’autre, un sourire en
lequel, tout de suite, je ne fais pas confiance. Ce Lapin des Ténèbres ne sait pas tenir en
place. Il saute sur lui-même, ses grandes pattes rebondissant et faisant souffler des nuages
de poussière, qui salit une fois de plus mon sarouel. Il brandit les bras en l’air, tente de
prendre mon visage dans ses mains – mais je recule d’un pas. Je ne veux pas qu’il me
touche. Derrière lui, un portail lumineux s’ouvre et brise le calme du paysage. Il ne s’arrête
pas de rire. Même quand il parle, il rit. Tous les deux mots, il rit. Il m’invite alors, entre trois
rires et cinq bonds, à le suivre dans cette autre dimension.
Son rire, même lorsqu’il ferme la bouche, ne semble pas me quitter. J’ai l’impression de
continuer à l’entendre, même dans mon esprit, coincé là où il ne doit pas être. Je ne veux
pas le suivre. Mais je ne contrôle plus rien. Je me demande un instant si son rire n’est pas
semblable au chant des sirènes: mélodieux, ensorcelant, hypnotisant. Mon esprit, mon corps
et mon cœur se lancent dans un débat fastidieux, ils ne sont pas d’accord, je le ressens.
Non, vraiment, je ne veux pas le suivre. Mais je ne contrôle plus rien. Je passe le portail et
me retrouve ailleurs, aveuglée de lumière et de blanc. Je ne sais pas où je suis, mais j’ai

comme une impression de déjà vu intense, comme si cet endroit m’avait déjà accueilli
auparavant.
Je n’entends plus le rire du Lapin des Ténèbres. Je ne le vois plus non plus. Je me retrouve
seule, encore, dans ce monde vide de couleurs et de contrastes, où seul le blanc existe. Le
portail qui se trouvait derrière moi a disparu. Je suis bloquée ici, et je me demande si cet
endroit n’est pas peut-être celui où je m’étais cachée pendant mon dernier coma. Si oui,
alors ce rêve n’est pas des plus divertissants. Si non, alors j’en veux énormément au Lapin
des Ténèbres de m’avoir forcé à m’y rendre, et encore plus de m’y avoir abandonné.
Dis-moi où tu es.
Je ne sais pas qui me parle, car ici il n’y a que moi. Mais la voix est douce, bien plus douce
que le rire suspicieux du Lapin des Ténèbres, et je ressens le besoin étrange de m’y confier.
Mais je n’ai pas l’habitude de beaucoup parler, m’exprimer m’a toujours été difficile. Je
pense mille mots, j’ai tant de choses à te dire. Mais seulement quatre, tremblotant, arrivent à
sortir.
Je ne sais pas.
Je m’assois en tailleurs et convoque des énergies profondes qui, je l’espère, pourraient
m’aider à trouver la sortie. Je me rends compte ici, que ma mère me manque. J’aimais
l’écouter parler des heures durant, elle chuchotait puis elle criait, elle agitait souvent les
bras, parfois même elle lançait des objets contre les murs et ils s’y fracassaient. Elle vivait
tout avec beaucoup de passion et d’intensité – le village la pensait folle, moi je la trouvais
sensible. Elle me disait toujours qu’un grand destin m’attendait, mais jamais je n’aurais
pensé que ce destin-là serait de passer mon temps à m’endormir, à rejoindre l’au-delà. Je
suis au moins heureuse d’avoir pu rencontrer le Ciel.

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